L’orphelinat s’appelle «Clarté», un nom à la soviétique, de kolkhoze. On y élève des enfants, «petits saligauds méchants et noirs» ramassés comme des chiens errants dans la Yougoslavie du général Tito. C’est l’immédiat après-guerre, certains éducateurs sont d’anciens partisans. Pour un oui ou pour un non, ils rappellent leur lutte contre le nazisme, mais pratiquent des méthodes pédagogiques archaïques. Les coups, la surveillance mutuelle des pensionnaires en binômes, les levers brutaux, les appels à délation, les obscurs dossiers individuels…
Un jour, les poux envahissent l’orphelinat, les enfants sont dévorés, mangés de l’intérieur, ils n’ont plus de force, ils se traînent à terre, tels les fous qui habitaient l’établissement avant qu’on le recycle en pensionnat pour enfants sans père ni mère. L’immense mur qui le clôt, et qui échauffe les rêves de fuite, s’ouvre pour une fois. Et sur la grève, au bord de «la Grande Eau», les petits pouilleux sont tondus par un coiffeur autodidacte, décrassés, comme des oiseaux malades d’une marée noire. Les adultes les narguent : où sont passés leurs désirs du dehors ?
Le roman de Zivko Cingo (1935-1987) est un conte au lyrisme noir, irradié par l’amitié de deux orphelins, Lem et Isaac, dit aussi Keïten, «un enfant moche», «aux épaules tordues», et aux «yeux bizarres». Avec elle, s’engouffrent la capacité de résistance, les rêves aussi forts que la réalité, l’«ardeur pour une belle vie et pour la liberté». Balayée la cruauté de l’éducatrice Olivera Srezoska, pauvre toupie ivre de son devoir socialiste, si fière de son misérable short de cross rouge gagné dans une compétition sportive, et qui a disparu. Tout le monde en rang, et que le fautif se désigne ! Et qui a peint en blanc la moitié de la moustache de Staline ? Keïten, le petit dur, est un coupable en or. Rétif à tout et capable de rire sans s’arrêter, comme un hoquet diabolique, au nez des éducateurs-matons.
Le juron «que je sois maudit», ponctue, telle une incantation de voyou, tout le récit du narrateur, le petit Lem, subjugué par la force mentale de Keïten. Parce qu’un jour Lem n’a pas rampé devant le «camarade directeur», le «petit père» Ariton Iakovleski, l’enfant au rire invincible l’initie à la force du rêve. Il l’emmène dans son territoire secret, un grenier, où il suffit de fermer les yeux pour voir la Grande Eau, dont «la bonne âme» absorbe tous les malheurs, entendre son appel. Au fil du livre celle-ci est clairement assimilée à une force maternelle, jusqu’à la déchirure lumineuse de la fin.
Les saisons, la rigueur du climat, le froid glacial, la tempête tissent une trame météorologique qui soutient le flux tendu de l’écriture. Il y a la mort du sonneur devenu fou, les allers et venues d’un homme bon, conteur d’histoires, surnommé «le solitaire des quatre saisons», un concours de talents qui ne fait finalement que renvoyer avec cruauté les enfants à leur situation de chiots captifs. Zivko Cingo utilise abondamment les images littéraires, elles sont des armes contre l’enfermement. «Comme si un oiseau mort se mettait à vivre dans les poitrines enfantines, la neige fondit» : pendant quelques jours, entraînés par l’enthousiasme d’un éducateur poète, qui n’est pas méchant, les enfants se voient en ballerines, en chanteurs d’opéra. Ils entendent «bruire» la Grande Eau. «Notre vie malheureuse devenait tout à coup une vie heureuse, une autre vie. Entière. Nous nous couchions et nous nous levions avec ce rêve doux et joyeux. Alors tout était possible, je le jure, tout devenait supportable.»
Né en Macédoine, près de Ohrid, où il a écrit ce roman, adapté au cinéma en 2004, Zivko Cingo a surtout publié des recueils de nouvelles, non traduits en français, et des pièces de théâtre. En 1980, la Grande Eau, après un coup de foudre de la traductrice Maria Bejanovska, est paru une première fois en France, à l’Age d’homme. Le roman, critique aiguë du totalitarisme, était depuis tombé dans l’oubli. Le Nouvel Attila prend le relais du premier éditeur, avec la même traductrice, et répare cette injustice.
Frédérique Fanchette Zivko Cingo «La Grande Eau» Traduit du macédonien par Maria Bejanovska, Le Nouvel Attila, 224 pp., 16 €.